La frontière entre l’Algérie et la Tunisie : une ligne chargée d’histoire et d’enjeux

Ali
Tunisia flag is depicted on a puzzle, which the man's hand completes to fold.

Longue de 1010 kilomètres, la frontière qui sépare l’Algérie et la Tunisie est bien plus qu’une simple délimitation géographique. Elle représente une zone d’échanges, de tensions et de coopération entre deux pays voisins aux destins étroitement liés. Cet article se propose d’explorer en profondeur les multiples facettes de cette frontière, de son histoire mouvementée à ses enjeux contemporains.

Un tracé façonné par l’histoire

Le tracé actuel de la frontière algéro-tunisienne est le fruit d’une longue histoire, marquée par les influences successives des empires et des puissances coloniales.

L’héritage de l’époque ottomane

Avant la colonisation française, la délimitation entre les territoires qui allaient devenir l’Algérie et la Tunisie était relativement floue. Les deux régions faisaient partie de l’Empire ottoman, mais étaient administrées par des beylicats distincts :

  • Le beylicat de Constantine pour l’est algérien
  • Le beylicat de Tunis pour la Tunisie

À cette époque, ce qui importait aux dirigeants n’était pas tant le contrôle précis du territoire que l’allégeance des tribus locales et leur soumission à l’impôt. La notion même de frontière au sens moderne du terme n’avait pas vraiment cours.

Néanmoins, quelques tentatives de démarcation ont eu lieu :

  • En 1614, le traité du Sarrath établit une première limite entre le cap Roux et l’oued Sarrath
  • En 1807, le bey tunisien Hammouda Pacha repousse cette limite jusqu’à Kalaat Senan à l’ouest et Nefta au sud, après une victoire militaire sur le dey d’Alger

L’impact de la colonisation française

L’arrivée des Français en Algérie en 1830 va profondément modifier la donne. La France cherche à établir des frontières précises pour son nouveau territoire :

  • 1901 : signature d’un procès-verbal d’accord entre le gouverneur général d’Algérie et le résident général de France en Tunisie sur le tracé entre Djebel Rhorra et Bir Romane
  • 1910 : suite à la convention de Tripoli, pose de 233 bornes le long de la frontière entre la Méditerranée et le Sahara
  • 1928 : inauguration du Fort Saint comme borne méridionale de la « frontière provisoire »

Durant la guerre d’Algérie (1954-1962), la frontière prend une importance stratégique accrue. L’armée française met en place la ligne Challe pour tenter de stopper les infiltrations d’indépendantistes depuis la Tunisie.

Les ajustements post-indépendance

Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, de nouvelles négociations s’engagent entre les deux pays désormais souverains :

  • 1968 : procès-verbal d’abornement sur le tracé entre Bir Romane et Fort Saint
  • 1970 : protocole d’accord sur le tracé entre Bir Romane et la frontière libyenne
  • 1983 : convention de bornage entre la Méditerranée et Bir Romane
  • 1995 : finalisation du bornage entre la région de Tabarka et Bir Romane

Ces accords successifs ont permis de fixer le tracé actuel de la frontière, long de 1010 km.

Date Événement
1614 Traité du Sarrath
1807 Victoire de Hammouda Pacha
1901 Accord franco-français
1910 Convention de Tripoli
1928 Inauguration du Fort Saint
1968-1995 Accords post-indépendance

Géographie et points de passage

La frontière algéro-tunisienne traverse des paysages variés, du littoral méditerranéen aux confins du Sahara.

Un tracé qui épouse la géographie

Du nord au sud, la frontière suit plusieurs repères géographiques notables :

  • Elle débute sur la côte méditerranéenne, à proximité de la ville tunisienne de Tabarka
  • Elle longe ensuite les montagnes de la dorsale tunisienne
  • Dans sa partie centrale, elle traverse des zones de hauts plateaux semi-arides
  • Au sud, elle passe entre le Chott el-Gharsa (côté tunisien) et le Chott el-Khalla (côté algérien)
  • Elle s’achève dans le désert du Grand Erg Oriental

Plusieurs points remarquables jalonnent son parcours :

  • Bir El Aoubed
  • Bir El Khima
  • Bir El Mouileh
  • Bir El Hajla
  • Bir Kerkoubi
  • Bir Oum Nacer
  • Bir Chikh Ali
  • Bir Khsamia
  • Bir Zenigra
  • Bir Romane
  • Puits Mort
  • Garet El Borma
  • Borj el-Khadra (Fort Saint)

Les principaux points de passage

Neuf points de passage officiels permettent de franchir la frontière :

Côté algérien Côté tunisien Type
Oum Tboul Melloula Routier
Bouchebka Bouchebka Routier
Heddada Hazoua Routier
Taleb Larbi Hazoua Routier
Betita Sakiet Sidi Youssef Routier
Ouled Moumen Ghardimaou Ferroviaire
Aïn el Karma Babouche Routier
El Meridj Khemisset Routier
El Ayoun M’dilla Routier

Le poste frontière d’Oum Tboul-Melloula, près de Tabarka, est le plus important en termes de flux de voyageurs et de marchandises. Il représente à lui seul environ 25% des entrées d’Algériens en Tunisie.

Une frontière sous tension

Malgré les liens historiques et culturels entre les deux pays, la frontière algéro-tunisienne a connu des périodes de tensions et reste aujourd’hui un espace sensible.

Les cicatrices de l’histoire

Plusieurs épisodes historiques ont marqué les relations frontalières :

  • 1961-1962 : durant la guerre d’Algérie, la Tunisie sert de base arrière au FLN algérien, ce qui provoque des tensions avec la France
  • 1963 : crise de Bizerte entre la Tunisie et la France, qui pousse l’Algérie à fermer temporairement sa frontière
  • 1970-1980 : différends sur le tracé exact de la frontière dans certaines zones sahariennes

Les défis sécuritaires contemporains

Aujourd’hui, la frontière fait face à plusieurs menaces :

  • Terrorisme : depuis 2012, des groupes djihadistes sont actifs dans la région frontalière, notamment dans les zones montagneuses
  • Contrebande : trafics de carburant, de cigarettes, de drogue et d’armes
  • Migration irrégulière : la frontière est un point de passage pour les migrants subsahariens cherchant à rejoindre l’Europe

Face à ces défis, les deux pays ont renforcé leur coopération sécuritaire :

  • Patrouilles conjointes
  • Échanges de renseignements
  • Exercices militaires communs

Les fermetures ponctuelles

La frontière a connu plusieurs fermetures temporaires ces dernières années :

  • Mars 2020 – juillet 2022 : fermeture dans le cadre des mesures de lutte contre la pandémie de Covid-19
  • Août 2021 : fermeture partielle suite à des incendies de forêt en Algérie
  • Janvier 2023 : fermeture temporaire du poste d’Oum Tboul suite à des tensions diplomatiques

Ces fermetures ont eu un impact significatif sur les échanges commerciaux et humains entre les deux pays.

Une zone d’échanges économiques intenses

Malgré les tensions ponctuelles, la frontière algéro-tunisienne reste une zone d’intenses échanges économiques, essentiels pour les deux pays.

Le commerce transfrontalier officiel

Les échanges commerciaux entre l’Algérie et la Tunisie sont importants :

  • En 2022, le volume des échanges bilatéraux a atteint 1,5 milliard de dollars
  • L’Algérie exporte principalement vers la Tunisie :
    • Hydrocarbures (pétrole et gaz)
    • Produits sidérurgiques
    • Dattes
  • La Tunisie exporte vers l’Algérie :
    • Produits agricoles
    • Matériaux de construction
    • Produits pharmaceutiques

Les deux pays ont signé plusieurs accords pour faciliter ces échanges :

  • Accord de libre-échange en 2008
  • Convention de non-double imposition en 1985
  • Accord sur la promotion et la protection réciproque des investissements en 2006

Le commerce informel

Parallèlement au commerce officiel, il existe un important commerce informel transfrontalier :

  • Carburant : l’essence algérienne, fortement subventionnée, est revendue illégalement en Tunisie
  • Produits alimentaires : farine, sucre, huile circulent dans les deux sens selon les fluctuations des prix
  • Électroménager et électronique : importés en Tunisie puis revendus en Algérie

Ce commerce informel, bien qu’illégal, joue un rôle économique important pour les populations frontalières. Il est estimé à plusieurs centaines de millions de dollars par an.

Les projets de développement communs

Les deux pays ont lancé plusieurs initiatives pour développer leurs régions frontalières :

  • Zone franche de Ras Jedir : projet de création d’une zone économique spéciale à la frontière sud
  • Autoroute Est-Ouest : projet de liaison autoroutière entre les deux pays
  • Interconnexion électrique : renforcement des liaisons énergétiques transfrontalières

Ces projets visent à stimuler l’économie locale et à réduire les disparités régionales.

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